De la chambre s’échappe un air de piano qu’elle écoute d’une oreille distraite, toute absorbée par la contemplation de la pluie et des nuages qui se déchainent en rafales. Plantée devant la fenêtre, elle cherche quelque chose. Une inspiration, un souvenir, une émotion quelconque qui viendrait prendre le dessus d’un ennui qui l’accable soudainement. S’étonne de ne rien trouver. Ni rêve, ni désir. Ni plus ni moins que la pluie dans sa grisaille qu’elle continue d’observer l’air songeur. Alors, lentement au travers des gouttes une image apparaît. En filigrane derrière la vitre un décor prend forme. Une route de campagne. Un vieux village aux rues étroites éclairées par les vitrines de quelques brocanteurs encore ouverts pour les derniers promeneurs du week-end. Au bout d’une allée, une imposante maison de pierres. On y rentre après une promenade un dimanche en fin d’après-midi sous un ciel blanc qui vire au sombre et un vent de crépuscule glacé. Pas de visage précis mais à l’intérieur, des présences fortes et familières. Et le piano qui continue de jouer d’un espace à l’autre.
Elle ne connaît pas ces gens, n’a jamais vu cette maison ni ce village. Peut-être un vieux souvenir déformé, un truc rêvé une nuit. Mais ça n’a pas d’importance, elle fait de ces petites irréalités des histoires bien à elle.



Fin de journée, un rendez-vous l’oblige à mettre le nez dehors. Le vent tiède et les dernières gouttes d’une averse à peine tombée raniment son visage un peu blême de ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Dehors, le monde s’active. Une fille d’allure trentenaire en sweat à capuche rouge et aux longues jambes moulées dans un caleçon noir le dépasse en lui frôlant le bras. Il la suit du regard jusqu’à voir disparaitre sa silhouette sautillante dans l’obscurité du parc en bas de la rue.
Le jour tombe, les lumières de la ville et l’eau de pluie font bon ménage à cette heure-ci.
Sur la terrasse du café des lycéens sont installés avec assurance devant des bières, des cendriers pleins et quelques feuilles de cours dispersées sur la table. Collés les uns aux autres ils craignent peut-être de s’envoler si l’un deux se hasardait à quitter la masse.
Il est en retard mais n’arrive pas à se dépêcher, savourant le réconfort que lui procure l’animation de la rue à l’exacte opposé du silence qu’il vient de laisser là-haut. Pour peu il aimerait rentrer dans les appartements assister aux diners qui se préparent, aux devoirs qui se font dans la chambre ou sur la table de la cuisine, aux bains qui se donnent, aux tête-à-tête des amants qui se retrouvent.
Il inspire profondément, remet son corps en mouvement, sent son regard retrouver l’intensité des bons jours, et laisse ses pensées s’alléger. Il aperçoit le bus sur le boulevard, se met à courir et l’attrape de justesse.


Dans les couloirs bondés, ses pas ne sont pas ceux de quelqu’un sur le départ. Il traîne avec une lenteur sidérante un petit sac de voyage parmi un cortège d’encombrantes valises aux propriétaires devenus hystériques d’être freinés ainsi dans leur course par un individu incapable de suivre le rythme général. Premier jour de vacances, l’envie est rude apparemment pour chacun de fuir le quotidien. Mais lui n’a pas l’air de se rendre compte de la bousculade dont il fait les frais et poursuit son chemin dans une dimension parallèle.
A vrai dire il n’a pas encore une idée très précise de sa destination. Rien de trop brutal, partir mais sans hâte, c’est comme ça qu’il envisage les choses. Et c’est sa façon de combattre l’angoisse qui l’envahit depuis qu’il a pris sa décision l’autre soir en contemplant les lumières des immeubles se refléter dans l’eau.
Arrivé à proximité des quais, il manque de renverser trois enfants sur son passage. Alignés, les mines sérieuses, les petites mains fermement agrippées aux poignées de leurs valises mini-format et les yeux écarquillés d’impatience, ils attendent le train.



Les arbres s’élèvent sans fin le long du chemin. Comme dans le souvenir qu’il a gardé des étés passés ici. La vieille maison est fermée depuis longtemps mais les branches s’élèvent de plus belle en une voute immense. Il a l’impression que si il posait sa main au hasard sur un des troncs épais il sentirait battre un coeur sous l’écorce. Il s’allonge pour mieux observer le spectacle comme il le faisait enfant et sent sur son visage le soleil tiède du lever du jour. Soulagé, il ferme les yeux, et laisse s’échapper quelques larmes plus silencieuses que le bruissement des feuilles, puis s’endort à même le sol. 



Dans la chambre faiblement éclairée d’une petite veilleuse blanche, sous le bruit assourdissant d’une pluie qui tombe ferme depuis des heures et qui donne l'air d'en avoir pour la nuit, elle caresse son visage pour l’endormir.
Il lui vient alors elle ne sait pourquoi là maintenant, l’envie de lui dessiner de son doigt une petite croix sur la peau lisse de son front. La même que lui trace encore sa mère aujourd’hui sur son front d’adulte en sachant bien pourtant que des croix elle n’en a rien à faire depuis pas mal de temps. Mais elle la laisse malgré tout entretenir ce rituel pour ne pas offenser et parce que ce geste au fond, ne la dérange pas.
Peut-être se dit-elle, qu’au delà de toute croyance, ces croix invisibles tracées sur les visages avant la nuit viennent prendre le relais des mains bienveillantes qui conscientes de leurs limites délèguent à quelques forces plus grandes le pouvoir inestimable de protéger plus fragile que soi. Peut-être.
Elle n’a rien dessiné sur son front, il se peut qu’elle n’ait pas osé, qu’elle ait craint que sa croix à elle ait la couleur de la facilité où de l’imposture.
Elle y a déposé ses lèvres, c’est tout.


Debout devant la porte il s’arrête une seconde, une main hésitante sur la poignée.
Pour la première fois depuis qu’il monte les cinq étages dans le noir, il se demande ce qu’il se passerait si il n’entrait pas et décidait aujourd’hui de faire demi-tour pour ne plus revenir. Il se demande si tout ça est à ce point essentiel, comme le lui souffle depuis des lunes cette obscure et tenace certitude.
Et si il finissait au bout du compte par être complètement enseveli sous ce monde soigneusement préservé.
Le temps de ces interrogations, sans avoir le coeur d’y répondre sérieusement, ses pas l’avaient mené à l’intérieur d’un petit appartement simple et presque nu. Si familier depuis le temps à force d’y passer et d’y voir se métamorphoser miraculeusement sous la tranquille pénombre du lieu, son existence un peu triste en une histoire légère et presque gaie.
Il reste là des heures sans jamais s’endormir pour de bon jusqu'aux pâles lueurs du matin qui enveloppent la mansarde de cette lumière bleue qui le rassure toujours. Quelques mots encore à voix basse avant de redescendre les yeux brumeux retrouver le trottoir un peu froid, le bruit de la ville, et l’air piquant de l’hiver sur ses joues. En entrant dans le café en face de l’immeuble, comme à chaque fois sans savoir vraiment expliquer pourquoi ni comment, il se sent empli d’une énergie nouvelle pour les prochains jours à venir.